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Dans le cadre du “Grand Paris des écrivains » du pavillon de l’Arsenal, Alice Zeniter a fait un texte et une vidéo sur Fontenay aux Roses

Le Pavillon de l’Arsenal lance avec Libération la collection de films « Le Grand Paris des écrivains » entre vision documentaire et fiction littéraire, diffusés tous les samedis à partir du 3 octobre. Produite par Année Zéro-Stéphane Demoustier, et réalisée par Stefan Cornic, cette première saison explore avec Maylis de Kerangal, Aurelien Bellanger, Alice Zeniter, Thomas Clerc, Joy Sorman, Julia Deck, Nina Léger, Pierre Assouline, Régine Robin et Simon Johannin, leurs lieux intimes, familiers, emblématiques ou méconnus de la métropole parisienne…

Site : https://www.pavillon-arsenal.com/

Alice Zenier a fait un texte et une vidéo sur Fontenay aux Roses

“J’avais dix-sept ans, je venais d’obtenir mon bac et je voulais partir à Paris. Plus précisément, je voulais aller vivre dans le Paris que j’avais découvert avec Boris Vian lors de mes lectures lycéennes, c’est à dire Saint-Germain-des-Prés dans les années 50. Le fait que j’avais plus d’un demi-siècle de retard ne me gênait pas et j’ai pu également oublier très vite, au moment de louer mon studio, que j’étais dix kilomètres trop au sud, à savoir rue Ledru-Rollin, à Fontenay-aux-roses.

La rue Ledru-Rollin descendait à pic entre des maisons qui n’avaient aucun intérêt. Mais elle était reliée, en son point le plus haut, à la rue Boucicaut – laquelle multipliait les commerces qui m’étaient nécessaires, à savoir un supermarché, un restaurant chinois et une pharmacie (le tabac était plus loin et s’appelait « La Fontaine aux roses ») – reliée à la rue Boucicaut, donc, par un petit escalier. Il se trouve que j’habitais là, face au petit escalier.

Dans mes souvenirs, il fait presque toujours nuit à Fontenay-aux-roses. Je partais tôt le matin pour aller en cours (j’étais en hypokhâgne à Lakanal, dans la ville de Sceaux qui paraissait proche sur les cartes, plus proche que Paris, mais qui n’en demeurait pas moins à deux trajets de bus consécutifs de mon studio) et je rentrais tard. Immanquablement, entre novembre et mars, il devait en effet faire nuit chaque fois que je me trouvais chez moi.
Le restaurant chinois était le seul commerce qui restait ouvert tard (même « la Fontaine aux roses » fermait avant). J’avais développé une stratégie pour me pousser à travailler, laquelle consistait – en gros – à m’affamer pendant des heures et à ne m’autoriser à manger qu’en récompense du travail effectué. Pour être sûre de m’en tenir à ce plan, je n’achetais pas de nourriture en amont mais il m’arrivait souvent de terminer trop tard une dissertation et de trouver porte close devant le restaurant chinois. Lorsqu’il se soldait par une déception, le trajet entre mon studio et la vitrine éteinte paraissait bien trop long et j’essayais donc de parvenir à distinguer, depuis le haut du petit escalier qui reliait Boucicaut et Ledru-Rollin, si le restaurant était ouvert, en repérant les taches de lumières sur le trottoir. Ce n’était pas un exercice facile car un concessionnaire automobile, crûment éclairé, éclaboussait cette portion de rue d’une lumière bleue totalement inutile (puisque le concessionnaire, bien sûr, avait fermé depuis longtemps, fermé avant La Fontaine aux roses par exemple). J’étais donc parfois obligée de quitter la dernière marche de l’escalier pour avancer un peu. Quand je parvenais à savoir avec certitude si le restaurant était ouvert ou fermé, j’éprouvais une certaine satisfaction qui me permettait d’oublier mon dîner perdu (si c’était un soir de fermeture).
Je ne crois pas avoir connu l’enchaînement des vitrines d’une rue avec plus de précision que celui de la rue Boucicaut. Lorsque, aux environs de la mairie, je dépassais la plaque qui indiquait que Huysmans avait vécu et écrit « A rebours » ici, je ne cherchais pas à imaginer ce que la ville avait été à son époque, je listais les commerces et services de la rue Boucicaut comme si j’avais partagé ce paysage précis avec Joris-Karl, comme si j’étais certaine qu’il s’était tenu lui aussi dans le petit escalier, forcément dans le petit escalier, entre Boucicaut et Ledru Rollin, entre la Fontaine au roses et le restaurant chinois, le petit escalier dont j’avais décidé qu’il était le point central de la ville et mon mât de misaine, le petit escalier dont j’ai oublié le nombre de marches mais dont Huysmans n’avait pas pu manquer l’importance, je le sentais.”

Cliquez sur le lien pour voir la vidéo : https://www.dailymotion.com/video/x7wv29q

Alice Zeniter

Née en 1986, romancière, traductrice, scénariste et metteuse en  scène de théâtre, autrice de Juste avant l’oubli (Flammarion, 2015) prix Renaudot des lycéens, L’art de  perdre  (Flammarion, 2017) prix Goncourt des Lycéens et Comme un empire dans un empire (Flammarion, 2020). « Fontenay-aux-Roses » se plonge dans ses souvenirs d’étudiante en hypokhâgne et nous fait habiter les lieux autrefois partagés par Joris-Karl Huysmans, en prenant comme point central un petit escalier

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